Résumé

Les livreurs à vélo sont-ils condamnés à être des indépendants précarisés à la solde des plateformes ? Non, répondent les associés de la société coopérative de production Les Cargonautes qui, depuis 2015, ont développé une offre cyclologistique alternative à Paris. Avec leurs vélos-cargos, ils livrent chaque jour des tonnes de marchandises aux quatre coins de la capitale et en proche banlieue.

Martin Malzieu, qui a travaillé 7 ans dans la Scop et en a été co-gérant, raconte cet univers bouillonnant qu’est la « messlife » parisienne des forçats du vélo, puis comment y est née et s'est structurée peu à peu la coopérative sans jamais renier ses valeurs de départ : horizontalité, autonomie des personnes, solidarité.

Car pour eux, la Scop c’est aussi une sorte « d’art de vivre » qui ne se résume pas seulement à une formule juridique, des pratiques de démocratie interne, de management ou de gestion des ressources humaines. La camaraderie en est un fil rouge, car si les premières années furent insouciantes et parfois inconséquentes, ce sont aussi celles où s’est fondé la base du modèle, ce qui a permis de sortir par le haut de nombreuses embûches. Commencée à 2, aujourd'hui à 40, la coopérative est racontée ici sous ses nombreuses facettes : espace d’apprentissage, d'inventivité, d'engagement et d'alternative à la « start-up nation ».

« Cette plongée passionnante dans le monde de la cyclologistique urbaine montre un secteur en perpétuelle mutation, qui s’adapte aux modes du moment ou à l’hétérogénéité des marchandises. » Olivier Razemon, journaliste

L'auteur

Martin Malzieu a travaillé sept ans chez les Cargonautes et en a été co-gérant.

Extraits

C’est l’histoire de cette coopérative que ce livre veut raconter, depuis sa fondation foutraque par une bande de jeunes gens remuants et tapageurs, dépourvus de toute expérience dans le monde de l’entreprise, jusqu’à une forme de respectabilité, quitte à côtoyer ponctuellement des ministres. C’est l’histoire de parcours atypiques, faits d’envie d’apprendre et de tenter de nouvelles choses. Une histoire, celle de Cargonautes, qui ne peut se comprendre qu’après un rapide panorama de ce qu’est la livraison à vélo.

page 12 (Prologue)

En plus des légumes de Pâtisson, on se met aussi à livrer des fleurs, avec Pampa, qui va être un partenaire crucial. Mais aussi des prothèses dentaires, des conserves d’artichauts italiens, du cidre. Tout cela reste très anecdotique, le gros du travail reste Deliveroo. Faute de monde, on confie parfois plusieurs téléphones connectés à un même coursier, qui doit ainsi jongler entre les courses. Leeroyd et Lulu roulent douze heures certains jours, ils se mettent à passer des nuits au local, qui est aménagé pour y passer du temps. Les shifts Deliveroo le soir peuvent être très tranquilles, il s’agit parfois uniquement de quatre personnes qui tuent le temps en étant payées à l’heure. Rapidement, une console de jeu fait son apparition, avec un projecteur. Pour accéder au fond du local, il faut parfois enjamber les joueurs de Xbox. Si une commande tombe, c’est la guerre pour savoir qui va devoir y aller, personne ne veut se lever. Jusqu’à ce qu’il soit trop tard, et qu’il n’y ait pas d’autre choix que de foncer comme un dératé pour sauver la livraison, ce qui bien sûr fait partie de l’amusement général. Toute une partie de l’écosystème des livraisons de repas se met à traîner là, sans vraie raison. On vient discuter, manger, boire des coups, réparer son vélo.

page 43

Pas évident d’acquérir la Très Sainte Professionnalisation ET d’encaisser une croissance fulgurante en même temps ! Cette impression de désordre persistant est aussi due à cette obligation de sauver les meubles à la dernière minute et de travailler dans l’urgence, sans jamais pouvoir prendre le temps de se projeter sur le long terme. Pendant ce temps, le dépouillement de la compta des années passées avance lentement, la date de passage en Scop est perdue dans les limbes… Heureusement l’équipe est jeune et la camaraderie soutient l’effort. Même après une journée interminable, on reste encore boire un verre, on refait le match de la journée, des tournées épiques au bout du monde, des galères improbables avec des chargements intransportables, mais malgré tout livrés à bon port.

page 63

"Quand j’étais étudiante, j’allais au bar La Petite Porte, qui était fréquenté par des coursiers. Ils avaient tous des dégaines de coursiers “lookés coursiers”, avec leurs gros mollets tatoués. Ça me faisait envie, mais en même temps ça me faisait peur, je me demandais si j’avais ma place là-bas, y avait zéro meuf. J’ai postulé chez Cargonautes et j’ai passé le test. Très vite je me suis dit : c’est le meilleur métier du monde, on est payé à faire du vélo ! J’avais besoin d’air, après mes études pendant le confinement, toute seule devant un ordi. La première année était idyllique. C’était dur physiquement, mais on se sentait progresser. J’avais l’impression de débloquer la carte de Paris au fur et à mesure, de comprendre comment les boulevards se reliaient, et on découvre de nouveaux quartiers. Je suis restée AE pendant un an, puis je suis devenue salariée pour avoir plus de stabilité, trouver un appartement. C’est un job d’été qui s’est prolongé."

Alix

page 91

Cargonautes a vu passer la vague de la foodtech, avec son lot de faillites sanglantes, laissant des livreurs sans paiement sur le carreau. Peu après il y a eu la vague des vélos en libre-service qui s’est clôt par un nouvel échec, de toutes les entreprises sur le marché, aucune n’a survécu, ne laissant qu’un grand gâchis écologique. Les trottinettes électriques sont arrivées dans la foulée et ont survécu quelques années. Las ! En 2023, un référendum organisé à Paris rend leur mise en libre-service illégale. Entre-temps on a aussi eu la vague des dark stores, ces entreprises qui promettaient des livraisons de courses en moins de 10 minutes. Certains de nos clients étaient leur fournisseurs, nous avons livrés ces « magasins fantômes ». Le secteur lève des milliards (!), les concurrents fleurissent, se rachètent les uns les autres, avant d’être tous placés en liquidation. Deliveroo existe toujours et a enregistré son premier bénéfice annuel en… 2024 ! Non seulement les conséquences sociales de ce modèle sont dramatiques, mais les résultats économiques, si souvent mis en valeur par ceux qui ont le culte d’une certaine forme d’entreprise, sont carrément nuls.

pages 135-136